Depuis longtemps, Eva-Jeanne ne
dort plus, elle est en « mode veille »,
on ne sait jamais. Depuis longtemps, mais combien de temps ? Assez d’années
pour que victime du syndrome de Diogène,
son appartement se soit transformé en un espace de vie de plus en plus
restreint. Ainsi, quand elle regarde son aspect famélique dans le miroir posé
au-dessus du trumeau de la cheminée de sa chambre, s’étonne-t-elle d’être encore parmi les
vivants … Quand par hasard Jeanne s’assoupit (les deux voyelles et la consonne
de son premier prénom se détachent du second pour se pendre aux limbes de la nuit), c’est le cœur battant
qu’elle se réveille, exilée d’elle-même.
« Cela arrive dit-on à ceux qui sont morts plusieurs fois, ils ne s’y
retrouvent plus dans leurs vies. »…
Héritière d’une famille rétrécie,
Jeanne a pensé s’affranchir de cette lignée de femmes : Sarah, sa
grand-mère et Aviva sa mère qui portent l’Histoire aux creux de leurs destinées.
Une génération passe et l’arrivée de sa fille, la famille trépasse. Myriam retisse
les fils du passé.
Entre chien et loup, derrière le
rideau fatigué de ses paupières mi-closes défilent les portraits d’hommes et de
femmes de sa légende personnelle. Des
vies où l’ombre a brutalement raison de la lumière. Les réponses arrivent
abruptes mais tardives.
Transmettre la vie est-ce se débarrasser d’un fardeau trop lourd à
porter. Une maternité allège-t-elle le poids des secrets mais aussi des
silences ? Les malédictions se transmettent-elles inexorablement ? Dans la solitude de ses journées de libations,
Jeanne s’est consumée à petit à feu pour chercher l’origine de la fatalité… «Pourquoi lui avoir refusé ses racines avec
entêtement et l’avoir enfantée sans jamais la planter ? »
Par les fenêtres ouvertes de son
appartement bunker, la vieille femme
entend le bruit des vivants qui jamais ne se tait mais celui des morts non
plus … il est pire souvent : l’absence
est la plus assourdissante des présences si l’on veut son avis… Jeanne est
une rescapée de l’enfer et elle en éprouve une gêne mêlée à un sentiment de
honte: « Elle n’aimait ni le mot ni
le statut de déportée et elle avait honte que « cela » lui fût
arrivé. Ainsi quand l’enfant qui n’est plus lui réclame le récit de sa vie, choisit-elle
ce qu’elle dit »…
Alors, Jeanne entreprend une
conversation avec tous ses fantômes et surtout celui de Myriam avant de
quitter cet appartement devenu mausolée. La vie s’est écoulée comme les grains
du sablier mais il est temps pour elle de faire table rase du passé. « On
disait qu’elle était une femme de tête. On la disait dure aussi. Ce qu’il faut,
répétait-elle, ce n’est pas exister, c’est devenir et durer. Durer et devenir.
Devenir et durer…Deux verbes qui collaient à sa vie. »
Jeanne s’est longuement souvenue. Dans le
silence de la nuit, installée dans le fauteuil devant la fenêtre, elle s’abime
dans le décompte des cheminées posées comme des chapeaux sur les toits de
Paris. Ses mains d’artiste lissent sa robe comme le faisait
Sarah et pianotent sur le tissu comme sur le piano d’Aviva… Elle ne peut plus
faire taire la voix de l’enfant qui lui demande des explications qu’elle n’a pu
obtenir de leur vivant. Oui son passé était le sien mais si douloureux à revivre et à raconter.
« Comment
sortir de l’ombre, cette vérité, comment y croire ? »
Elisabeth Laureau-Daull interroge
le lecteur : Doit-on dire l’horreur ou la taire, faire le choix de la
parole ou celui du silence ?
Grâce à l’écriture ciselée d’Elisabeth
Laureau-Daull, alternant force et pudeur, liant poésie et tragédie, la mélopée
de Jeanne monte en puissance, nous accompagne dans les méandres de l’âme
humaine pour rejoindre discrètement le silence. Une histoire
transgénérationnelle dont les personnages nous poursuivent de leurs
interrogations bien au-delà d’une simple lecture…
"ET L’OMBRE
S’EST ÉPAISSIE"
de Elisabeth LAUREAU-DAULL
de Elisabeth LAUREAU-DAULL
Editions DIABASE
2018
- 112 pages
ISBN
: 978-2-37203-017-5 –
prix : 12.50 €
1 commentaire:
Tu en parles divinement bien. On ne peut qu'avoir envie d'aller à sa rencontre après t'avoir lue. Merci Maryline;
Enregistrer un commentaire